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LE GRAND POÈTE DE L’AVENIR.1
C’est avec un étonnement profond et pareil à celui du vieux Doge de Gênes en visite à Versailles, que je me vois ici, que je me demande si c’est bien moi qui ose paraître devant un public français pour lui adresser la parole dans sa langue même, dans la langue au charme si puissant, que Renan se flattait de se faire tirer de l’enfer rien qu’en la parlant; ce qui devrait me donner, à moi, le frisson d’un pressentiment tout à fait contraire. D’ailleurs ce n’est pas l’ambition, c’est la conscience d’un devoir élevé qui m’amène ici de la petite ville paisible au delà des Alpes où ma vie s’écoule dans une ombre qui m’est chère et où une invitation aimable est venue me chercher. Mon œuvre tout entière trempe par les racines dans une conception du monde et de la vie dont mon être est pénétré. Depuis mes essais littéraires jusqu’à mes essais philosophiques, depuis mon premier poème jusqu’à mon dernier roman, tout ce qui est sorti de ma plume est fortement coloré, je puis bien le dire, du sang de mon cœur, où des idées lentement, longuement élaborées par la pensée, par l’étude, par la vie, ont pénétré peu à peu, ont fondu dans mes amours, les ont rendus raisonnables et en sont devenues passionnées. L’âge et le malheur, en amoindrissant à mes yeux le prix de tout le reste, n’ont fait qu’accroître mon dévouement pour elles et lui donner le caractère d’un devoir absolu. Elles tiennent étroitement à des vérités si hautes au-dessus de moi, si inébranlables en elles-mêmes et dans mon esprit, qu’après leur avoir consacré mon œuvre d’écrivain, je suis heureux et fier de me dire à leur égard un inutile serviteur. Je ne pouvais donc me dispenser, puisque l’occasion m’en était offerte, de venir témoigner d’elles devant vous, et je le ferai en tant qu’artiste, je rendrai hommage à ce que je pense être une loi suprême de l’Art, tout à fait indépendante dans son principe des volontés humaines et dont l’action est visible dans l’avenir autant que dans le passé. Aussi vous parlerai-je presque en témoin de l’avenir, quoique je sache fort bien que mes paroles, dépourvues de charme et d’autorité, sont destinées à disparaître dans quelques instants sous les flots des innombrables courants qui roulent sans cesse au milieu de vous des noms nouveaux, des idées nouvelles, se mêlent et tourbillonnent ensemble avec une vertigineuse rapidité sans suffire à la tâche de satisfaire assez promptement les curiosités et les dédains de la grande ville qui joue dans l’organisme de la société humaine le rôle d’un centre nerveux puissant et dominateur.
Mais il y a autre chose encore. Mes cheveux blancs vous disent que j’ai connu dans mon pays les émotions des jours inoubliables dont je retrouve ici les noms de gloire. Me voilà parvenu à l’âge où toute impression récente s’efface promptement de la mémoire et laisse à découvert les souvenirs éloignés qui semblent se rapprocher de nous et en prendre une clarté tout à fait nouvelle. Ce sont les souvenirs de ma première adolescence qui m’ont dicté mon dernier roman et ce sont ces mêmes souvenirs qui ont parlé haut dans moi pour que je me rendisse à l’appel de mes confrères malgré mes craintes trop fondées d’être inférieur à la tâche qu’ils me proposaient.
Et lorsque je parle des souvenirs de mon adolescence ce n’est pas seulement aux évènements politiques de ce temps-là que je fais allusion. Il y a dans mon passé des liens tout à fait personnels avec la France. Je ne puis nommer sans une émotion profonde le poète des Memoires d’outre-tombe et le poète des Contemplations. Avec Leopardi, Foscolo et Henri Heine ils ont été l’adoration de mes premières années. Enfant encore, j’ai longuement vécu en rêve au château de Combourg et sur les falaises de Saint-Malo; enfant encore, j’ai été troublé, fasciné par la vision soudaine des âmes des choses, évoquées par le solitaire de Jersey; je me suis enivré du souffle puissant qui gronde dans ses strophes sonores comme si elles avaient gardé l’écho des grandes voix du vent et de la mer. La gloire de Chateaubriand et de Hugo a peut-être pâli depuis ce temps-là. Je ne pense pas que cela puisse se justifier, malgré les imperfections de l’un et de l’autre, mais si cela est, je me reconnais d’autant plus obligé de rendre ici l’hommage de ma reconnaissance à ces grands maîtres du passé dont le nom est bon à rappeler au moment où je vais parler d’un maître de l’avenir.
I
Un Italien illustre, à qui mes compatriotes ont décerné depuis longtemps la première place parmi les poètes vivants de l’Italie, a écrit il y a quelques années, dans un moment d’humeur, que les jours de la poésie sont comptés. Malheureusement ce n’est pas là l’opinion des petits poètes qui poussent en foule et sèchent vite un peu partout. Le phénomène n’est certainement pas nouveau, car il date au moins du temps de Catulle et d’Horace qui s’en plaignirent beaucoup; mais il nous frappe à cause de son intensité qui ne paraît guère s’accorder avec les penchants et les préoccupations plus visibles de notre société moderne, si éprise de la science, si avide de bien-être matériel, si travaillée par l’action des doctrines formidables qui s’acharnent après sa base. Le fait n’en subsiste pas moins. S’il ne s’agissait que d’un fourmillement de microbes poétiques, on pourrait croire que la sinistre prédiction da M. Carducci va s’accomplir par eux. Mais cela n’est pas. L’avalanche de vers éphémères qui s’abat sans cesse sur les bureaux des éditeurs et des rédactions ne saurait nous cacher la production vitale des maîtres dont les noms sont acquis au Livre d’or de la poésie moderne. Et même parmi les jeunes il en est plusieurs d’heureusement doués dont on peut attendre qu’ils prendront les places de leurs meilleurs devanciers. Quant au grand public, on ne saurait nier qu’il ne délaisse la poésie pour le roman et pour le drame. Il s’éloigne volontiers des poètes qui le traitent en profanum vulgus, qui s’enferment dans leur tour d’ivoire pour y travailler en secret à des bijoux dont il ne comprendra jamais le prix. Même s’en moque-t-il parfois un peu. Mais il se laisse souvent entraîner par les maîtres qui le recherchent, qui ont l’ambition de le dominer, qui lui parlent de ce qui l’intéresse au lieu de s’enfoncer dans de vagues rêveries ou de s’amuser à des combinaisons savantes de mots dans le but de déployer une habileté purement technique.
Non, les faits ne nous disent pas que la divine flamme qui éclaira la marche de toute civilisation soit près de s’éteindre. On pourrait en venir a priori a la même conclusion rien qu’en opposant à la mobilité de l’agrégat social la stabilité de la nature humaine. Lorsque la division des fonctions sociales n’était qu’ébauchée, le poète, représentant suprême de l’intelligence, a pu réunir en soi les fonctions de docteur universel, de législateur et d’oracle, être adoré comme un demi-dieu ou au moins vénéré comme un sage. Maintenant ce ne sont pas précisément les oracles de la sagesse qu’on demande aux poètes, et on les traite en conséquence, on s’étonne qu’ils se mêlent de philosophie ou de législation, qu’ils prennent des allures de moralistes, quoiqu’on ait gardé, par atavisme, le culte des grands poètes du passé, qu’on aime encore à citer où l’on fait et où l’on applique les lois. Mais la nature humaine n’a point changé, la sensibilité poétique n’a point faibli chez l’individu moderne, elle s’est seulement localisée de plus en plus. Je ne dirai pas qu’elle ait perfectionné son organe; il faut pourtant admettre qu’une certaine conception moderne de la beauté poétique, fort défectueuse sans doute, aide à le rendre plus délicat. Mais l’observation des faits intellectuels et moraux est toujours difficile, ses données gardent nécessairement une empreinte si personnelle que l’observateur lui-même est parfois troublé par la crainte d’avoir analysé cette matière dans son laboratoire intérieur sans une suffisante désinfection préalable des instruments qui pourraient bien avoir gardé quelque dangereuse poussière de préjugés, quelque germe vivace de préconceptions cachées et inconscientes. Mon inébranlable foi dans la grandeur future de la poésie est assise sur une base plus profonde et plus large dont la solidité ne m’inspirera jamais aucun doute malgré son caractère abstrait et les attaques de maint adversaire. Évolutionniste convaincu, je me suis donné la tâche de montrer à mes compatriotes les merveilleuses beautés intellectuelles et morales qui jaillissent d’une conception de l’Univers et de la Vie où l’idée évolutionniste serait alliée à l’idée d’une Cause créatrice sans commencement et sans fin, d’une Volonté suprême et intelligente agissant toujours et partout, développant et réalisant un plan unique infini, au moyen d’un nombre infini de plans subordonnés. Lorsque par l’évolution elle forme de la nébuleuse originaire les astres qui seront un jour les générateurs et les sièges sacrés de la Vie; lorsque, par l’évolution, elle forme de la première cellule vivante et de la première lueur de l’instinct l’organisme compliqué où quelque chose se manifeste qui ressemble de bien près à une activité intellectuelle et à un sentiment moral; lorsqu’elle perfectionne cet organisme par l’évolution et en donnant à cette âme rudimentaire la conscience de son être et de l’être des choses en fait l’humanité ; lorsqu’elle se dévoile à sa créature par degrés et d’une manière qui rappelle les procédés de l’évolution ; lorsque, encore par l’évolution, elle forme de la première famille humaine une société organisée de telle façon qu’on a pu la comparer à un corps vivant et qu’elle amène cette société, par la lutte des forces progressives avec les forces regressives, à se conformer de plus en plus aux exigences de l’élément humain supérieur ; lorsque la Cause du monde accomplit un tel travail, elle le fait dans le but de ramener à soi par l’intelligence et par l’amour ce qui est sorti d’elle, d’être comprise et aimée,
Voici l’exposé forcément synthétique et dogmatique de la doctrine où je fonde mon idée du rôle de l’Art en général et de la poésie en particulier dans l’évolution humaine. Ce rôle providentiel est de coopérer avec la Cause du monde, d’appuyer l’élément humain supérieur qui aspire à mieux comprendre et à mieux aimer, dans sa lutte avec l’élément inférieur, avec la bête sombre qui survit en nous.
Les premiers chants qui vinrent, pareils encore à des gémissements et à des cris, sur des lèvres humaines, ont été l’expression de la vie supérieure chez l’homme primitif, c’est-à-dire de la douleur morale et d’une vague appréhension du surnaturel et de l’esprit que le spectacle de la mort lui inspirait. Les livres sacrés de l’Orient et de l’Egypte avec leur poésie d’une solennelle grandeur, les hymnes homériques, les gnomiques de tous pays sont là pour nous témoigner que les poètes ont été les premiers maîtres de la religion et de la morale, c’est-à-dire de toute civilisation. La division des fonctions sociales ne leur permit pas de garder longtemps une si haute dignité. De maîtres qu’ils étaient ils eurent l’air de devenir esclaves, ils furent les historiographes des grands et les charmeurs du peuple. Ceci les amoindrissait personnellement, mais c’était encore à l’élément supérieur de l’âme humaine qu’ils s’adressaient, c’était la vie supérieure qu’ils surexcitaient chez leurs contemporains par des chants où la puissance protectrice et vengeresse des dieux, les exploits des héros, l’amour de la patrie figuraient de manière à développer les sentiments et les qualités morales plus nécessaires à bien garder une civilisation naissante entourée de barbares. Les rhapsodes étaient donc encore des éducateurs, quoique leur poésie visât à charmer et à amuser, ce qui n’a probablement jamais été l’ambition des nobles poètes des Veda, du Livre des Morts et des hymnes hómériques. Le don naturel de charmer, don précieux et divin, était en train de devenir un art subtil, l’ambition de plaire allait prendre le dessus sur la conscience d’une fonction sociale très haute dont s’étaient inspirés les anciens poètes religieux. L’histoire de la poésie postérieure n’est que l’histoire de l’action combinée de ces deux sentiments et de l’action exclusive du premier; l’action exclusive du second ne s’étant plus reproduite depuis l’âge des Livres sacrés. La plus sublime poésie qui existe, la Divine Comédie, dont l’action intellectuelle et morale dure encore après six siècles, est sortie de l’accord d’un art très sévère avec une très haute idée de la fonction sociale du poète. Ce même accord s’est rencontré, à un degré éminent, chez Milton, Schiller, Mickiéwicz, Victor Hugo. Ces hommes de génie ont été des instruments de progrès, car ils ont exercé une action corroborante sur les facultés supérieures de l’esprit humain.
Shakespeare l’a été aussi par son idéalisation de la beauté et de la laideur morale, il a été une manifestation grandiose des forces progressives qui régissent le monde, mais il n’en eut point conscience. Le plus grand poète de l’Italie après le Dante, Manzoni, le maître de plusieurs générations, parut aussi ignorer, par excès de modestie, le rôle glorieux qui lui avait été assigné. A côté de ces grands poètes il y en a d’autres, heureusement en très petit nombre, qui ont aussi mis un art supérieur au service d’une haute conception de leur rôle et qui ont pourtant exercé sur les hommes une action tout à fait contraire. Lorsque je pense à eux, c’est l’histoire de Moïse, l’envoyé de Dieu, opérant miracle sur miracle, et des sorciers du Pharaon d’Égypte lui en opposant de pareils, qui me revient à l’esprit. Vis-à-vis des grands poètes qu’une mystérieuse énergie progressive a fait paraître sur le scène du monde, les énergies régressives en ont fait paraître d’autres. Tel est Lucrèce, l’athée et épicurien Lucrèce, le plus original, le plus puissant des poètes latins, dont certains traits rappellent fort le poète sublime du livre de l’Ecclésiaste. Je m’empresse d’affirmer ici que tel n’est pas Leopardi, malgré le sombre pessimisme de son œuvre. Nul doute que le pessimisme n’exerce une influence contraire au progrès. Il nous suffit, lorsque nous sommes souffrants, d’arrêter la pensée sur nos souffrances, de nous en affliger sans relâche, pour qu’elles empirent. Mais le pessimisme de Leopardi n’est pas le fruit d’une froide philosophie, il est la plainte amère d’un infortuné que ses larmes aveuglent, il nous serre la cœur mais il n’a point de prise sur notre raison. Et cette âme de poète est si candide! Cet homme qui en se tordant de douleur insulte la Nature, cet homme qui ne croit pas à l’immortalitè de l’esprit, a un tel dégoût des convoitises de la matière, est si fréquemment à genoux devant des idées de beauté morale, devant des fantômes insaisissables de femmes idéalisées, devant une amante inconnue, invisible, peut-être étrangère à la planète où les années sont si courtes et tristes! Poète de la douleur, Leopardi refuse d’admettre la loi d’intelligence et d’amour qui régit le monde, son ironie sanglante n’épargne ni la doctrine du Progrès ni les croyants. Poète du patriotisme, il travaille en ouvrier de l’avenir à rallumer dans l’âme italienne la honte et la colère dont elle a besoin. Poète de l’amour, il divinise l’éternel féminin mieux que Gœthe lui même ne l’a fait, il l’adore dans la personne de son invisible amante; il précède le grand poète de l’avenir qui saura donner à l’idéal féminin autant de puissance inspiratrice, beaucoup plus de réalité et de tendresse.
Il y a aussi eu de grands poètes qui ont méprisé le public, qui se seraient moqués de quiconque les eût voulu affubler d’un rôle dans l’évolution humaine, qui ont été poètes seulement pour le besoin impérieux de couler dans un moule artistique leurs amours, leurs haines brûlantes, les flots mobiles de leurs gaîtés et de leurs larmes. Ces poètes-là, dont le plus marquant parmi les modernes est peut-être Henri Heine, ont exercé une action tour à tour utile ou funeste à l’élément humain supérieur, selon le caprice de l’inspiration; l’exquise beauté de la forme pouvant racheter certaines faiblesses morales du fond, mais pas les laideurs, pas l’ironie sceptique, surtout.
Quant aux poètes qui ont seulement voulu plaire, qui ont acheté la renommée au prix de leur dignité morale en flattant les goûts du public, je nie qu’il y en ait jamais eu de grands. C’est vous dire que celui dont je vais enfin vous parler n’appartiendra pas à cette catégorie. L’avenir nous apportera des poètes qui voudront, comme Alfred Musset,
- Chanter, rire, pleurer, seuls, sans but, au hasard
- D’un sourire, d’un mot, d’un soupir, d’un regard,
- Faire un travail exquis picin de crainte et de charme,
- Faire une perle d’une larme...
et des poètes sceptiques qui troubleront profondément les jeunes âmes, les meilleures, en y stérilisant la puissance d’aimer. Les uns et les autres, les premiers surtout, pourront atteindre la grandeur, mais le grand poète que j’attends n’est point de leur compagnie. Il est impossible que les énergies secrètes de la nature qui ont travaillè depuis le premier âge de l’humanité à former des facultés poétiques supérieures se trouvent épuisées au moment ou leur action est particulièrement demandée. On parle beaucoup de la réaction spiritualiste et idéaliste qui gagne du terrain depuis quelques années. J’en sais quelque chose puisque j’appartiens à ce mouvement là. Hé bien, il y a parmi nous trop d’officiers subalternes et supérieurs qui aiment à porter l’uniforme élégant et distingué d’un vague spiritualisme sans s’engager par serment à quoi que ce soit, et il n’y a pas assez de chefs d’armée, J’honore les penseurs qui s’opposent par la force de la raison au matérialisme, à l’agnosticisme, au scepticisme; j’ai beaucoup d’estime pour les romanciers, mes confrères, qui se sont rangés de leur côté, mais c’est un grand poète que je demande maintenant. Je le demande parce qu’il n’est donné qu’à la poésie pure, au chant, de développer d’une manière complete la beauté et le charme des idées dont il faut rendre amoureux les esprits; je le demande parce que les grands maîtres du passé ne paraissent plus suffire à une jeune génération ordinairement présomptueuse, dédaigneuse de toute autorité reçue par ses pères, possédée par l’ambition d’être novatrice, empressée d’écrire plus que de lire, toujours prête, pourtant, à suivre le char d’un triomphateur sorti de ses rangs et dont elle puisse se vanter. Je le demande parce qu’à l’heure qu’il est, la liberté politique avant été conquise en Europe presque partout et les institutions libérales n’ayant pas en général fonctionné de manière à justifier auprès des peuples les sacrifices qu’elles ont coûté, la jeunesse a cessé de se passionner pour l’idéal que ses pères ont poursuivi avec tant d’enthousiasme et en recherche d’autres. Elle prend volontiers le premier qui se trouve sur son chemin, l’idéal de la réforme sociale, car il se pare d’un beau nom de fraternité et a l’air de faire appel à un sentiment de justice.
Vu de loin l’idéal socialiste n’est pas sans grandeur; vu de près c’est autre chose, Soit qu’il analyse l’histoire du passé, soit qu’il trace è sa manière l’histoire de l’avenir, le socialisme ne voit dans l’évolution humaine que le facteur économique. Loin de faire appel à la justice, il rejète tout principe abstrait et absolu. Sa conception du monde est foncièrement matérialiste et, par là, point favorable à l’élément humain supérieur. J’invoque un poète de gènie qui reprenne les idées spiritualistes pour les rajeunir, et qui nous aide, nous ouvriers de la prose, à remplacer dans les coeurs ardents et généreux la conception socialiste, incomplete et fausse, de l’avenir et du bonheur, par une conception qui rattache le bonheur à la Vérité absolue, à la Beauté absolue, au Bien absolu.I.
Ceci est déjà presque vous dire quelle sera la physionomie intellectuelle et morale du poète dont l’avenir nous cache le nom. En me disposant à en reproduire quelques traits d’une manière moins vague, je ne m’abuse pas sur le danger que je cours. Vous connaissez le phénomène étrange que les Allemands appellent le spectre du Brocken. Il arrive parfois sur le sommet du Brocken que le voyageur qui contemple au coucher du soleil le ciel d’Orient voit s’y dresser, se détacher sur les nuages une forme humaine colossale. L’apparition grandiose n’est que l’ombre du petit être qui se pame d’admiration devant elle. Hé bien, lorsque sur les hauteurs d’une hypothèse metaphysique je tourne le dos à une poèsie qui décline avec le siècle où elle rayonna et en regardant, plein d’espoir, vers l’Orient où le nouveau siècle va paraître, j’y vois entre ciel et terre la forme colossale d’un poète sans nom, ne serais je point dupe, par hasard, de la même illusion optique dont le sommet du Brocken est le théâtre? Mon grand poète ne serait-il que l’ombre agrandie, la vaine et risible image de moi-même, de mes idées, de mes amours, peut-étre aussi, comme quelqu’un pourrait le penser, de mes ambitions? Franchement, il est inévitable que cela soit en partie, que dans ma vision idéale d’un grand poète il y ait un élément subjectif. Heureusement, j’ai la conscience très nette et très rassurante de la part qui en revient à tant d’esprits d’autre envergure que le mien. Si cet être humain que j’entrevois dans la brume de l’avenir n’est qu’une image réflétée, vous pourrez au moins y reconnaître des traits qui vous sont familiers et il vous sera impossible de nier leur grandeur dans l’original. Je n’ai nullement besoin de citer le vieil Horace qui tout en montrant aux poètes futurs les règles de leur art leur parlait en termes magnifiques de la mission civilisatrice du poète et l’appelait sacer interpresque Deorum. Je ne m’arrêterai pas non plus sur le portrait d’un poète futur esquissé an xve siècle par Du Bellay, portrait où l’expression de la dignité morale est aussi soignée que l’expression de l’intelligence; je ne vous rappelerai qu’en passant l’art poétique de Ronsard et son précepte à un poète de l’avenir: «Tu te montreras religieux et craignant Dieu.» Si ma vision de l’avenir n’est qu’une ombre du passé, le maître dont les grands traits y sont plus clairement reconnaissables est Victor Hugo. Je n’hésite pas à le proclamer; notre siècle a eu des poètes qui ont possédé le sens de la mesure, la finesse du goût, la clarté et la précision des idées à un degré beaucoup plus éminent que Victor Hugo, mais pas un d’entre eux n’a su concevoir et peindre d’une manière aussi sublime qu’il l’a fait, en vers et en prose, la grandeur morale de l’œuvre qu’un poète complet pourrait nous ‘donner. La préface du recueil les Rayons et les Ombres, la préface des Voix intérieures, l’ode «Fonction du poète», suffiraient pour le démontrer. Dirat-on que Hugo se glorifiait soi-même dans le poète qu’il idéalisait et que ces morceaux magnifiques d’inspiration et d’élan lui étaient dictés par l’orgueil? Si c’était de l’orgueil, qu’il soit béni, car il y a loin de cet orgueil qui gravit les marches de la gloire en proclamant la souveraineté de ce qui est éternel et infini, à l’orgueil qui s’en fait un escabeau pour se montrer soi-même à la foule sur le faîte de tout ce qui existe, dans une pose d’athlète vainqueur, Je ne pense pas que Hugo ait jamais accouplé dans sa pensée le rôle du poète à une théorie évolutionniste quelconque. Il s’est contenté de dire:
- la poésie est l’étoile
- Qui mène à Dieu rois et pasteurs,
Il a touché au but d’un coup d’aile; quant à nous, il nous faut prendre un chemin plus long.
D’abord, le grand poète du xxe siècle aura une connaissance exacte et sûre du terrain de la poèsie. Il ne lui arrivera pas ce qui arrive maintenant à des confrères qui, ne se souciant guère de s’éclairer là dessus ni de consulter les étoiles, s’égarent, malgré leur incontestable talent, sur les frontières de la poèsie, entrent par mégarde dans le territoire de la peinture ou de la musique, en rapportent des assemblages incohérents de mots curieusement coloriés ou curieusement sonores, d’où il est impossible de tirer un sens quelconque, ce qui les fait admirer par des sots vaniteux qui se croient intelligents et par des intelligents modestes qui se croient sots. Il s’écartera de l’école qui prétend monopoliser le culte de la Beauté dont elle n’a qu’une perception incomplète. Il l’égalera par le sens exquis de la Beauté sensible, mais il la surpassera par le sens de la Beauté intellectuelle et morale. Il entendra la voix de l’Esprit de Beauté comme Shelley l’a entendue et mieux que lui. Dans l’hymne à la Beauté intellectuelle Shelley a chantè une mystérieuse Puissance dont les rayons invisibles nous frappent de temps en temps et nous donnent l’inexprimable émotion de nous sentir touchés au cœur par une Réalité surhumaine et vivante qui est le principe même de la Beauté, qui se communique à nous, nous embrase, nous ravit, nous fait pleurer de joie et d’amour.
Non, la Beauté n’est pas dans les choses, elle est dans l’esprit où les images des choses se colorent, lorqu’elle y brille, de lumière et d’ombre, selon leurs formes. Mais l’esprit humain ne l’engendre pas plus qu’il n’engendre la vérité, l’ètre des choses. Elle lui parvient d’en haut. Elle est divine, elle est esprit, elle colore les images du monde de l’esprit, les idées, les sentiments, aussi bien que les images du monde physique. Mais elle ne se donne pas sans réserve à tout le monde. Elle se refuse presque entièrement aux âmes qui, faute d’intelligence et d’instruction ou d’èquilibre, vivent renfermées dans les sensations: elle ne leur reluit que vaguement à travers les penchants du sexe. Elle se donne de plus en plus au àmes dont l’intelligence se développe et qui aspirent à vivre aussi par leurs facultés supérieures. Elle favorise partiellement, au gré d’une Volonté insondable, des Ames qu’elle rend sensibles à certaines combinaisons de lignes et de couleurs ou de sons ou de mots, à certains aspects extérieurs de l’univers ou à certains aspects intérieurs de la pensée, ou à certains rapports des actions humaines avec les lois de la conscience morale. L’artiste, le compositeur, l’écrivain, ceux qui les admirent, le savant qui saisit quelque harmonie secrète de la Nature, l’homme intelligent qu’une ligne de paysage ou un effet de lumière arrètent, l’homme généreux qui se passionne pour une cause noble et juste, jouissent tous, à différents degrés, de l’unique beauté, Elle ne se livre tout entière qu’au grand poète. Elle rayonne sur le fond de son Ame comme sur un miroir où les images du monde de la matière et les images du monde de l’esprit paraissent tour à tour dans sa divine clarté. Les emotions que lui donnent la beauté physique et le beauté morale sont de méme nature. Les poètes inférieurs à qui ce don divin a été refusé sont mal venus de ne pas se contenter du lot, souvent fort respectable, qui leur est échu, de s’imposer à la Beauté en qualité d’amants en titre, lorsqu’elle a bien voulu se montrer aimable avec eux, mais pas s’en faire des maitres. Son maître futur l’arrachera du premier coup à ses incommodes galants comme, dans la légende, Tristan arrache Yseult aux ravisseurs malpropres qui l’emportent au fond d’un bois solitaire, Elle sera complètement à lui, il en jouira, il enfantera des ceuvres de beauté qui amèneront les âmes, par la puissance de l’Art, à mieux comprendre et à mieux aimer l’Intelligence suprême, le Principe éternel de toute beauté. Au moment de quitter ce monde, il aura le droit de répéter à son immortelle amante l’exhortation que lui adressait Leconte de Lisle:
- Telle que la Naïade en ce bois écarté
- Dormant sous l’onde diaphane,
- Fuis toujours l’œil impur et la main du profane,
- Lumière de l’àme, ò Beauté!
- Telle que la Naïade en ce bois écarté
(Poèmes antiques, la Source.)
La femme qui aime un poète mieux que par fantaisie ou par vanité ou par curiosité, est parfois jalouse de l’Art, de l’éternelle beauté. Elle craint n’avoir que la seconde place dans le cœur de son amant. Si celui-ci n’est qu’ un artiste de la parole, si la beauté des idées et des sentiments ne le touche pas, si son art n’a pour but que la jouissance purement esthétique, il est probable que ces craintes soient fondées. La femme aura peut être la première place dans sa vie, mais une amante ne l’aura jamais dans son cceur, Il pourrà bien lui mentir ou se mentir à soi même, l’appeler son inspiratrice, elle ne le sera pas, car une conception de l’Art où l’excellence de la forme prime le contenu restera toujours plus ou moins étrangère à l’âme de la femme et le poéte ne pourra pas envelopper cette âme dans son œuvre à lui. Cela étant, il préférera toujours son art et son ceuvre à l’amour d’une femme. Au contraire, le poète que j’attends, le poète aussi sensible à la beauté des idées et des sentiments qu’à la beauté physique, sera inspiré par le grand amour. Il n’aura pas de préférences à accorder, il lui sera impossible de distinguer son amour de son œuvre où se cachera discrètement, pareille à l’ombre qui se cache au centre de la flamme, une âme féminine exquise. Elle donnera à l’œuvre virile la finesse qui ne nuit pas à la grandeur, le parfum qui peut s’allier à la simplicité. Sans révéler son nom, c’est à elle que le poète donnera mentalement la gloire qui lui viendra des hommes. Elle en jouira avec la conscience de l’avoir méritée, parce qu’elle aura développé en lui tout le divin de son âme, elle l’aura aidé à se relever promptement de ses défaillances, elle aura été pour lui l’idée vivante de sa mission de poète, elle lui aura ôté méme la tentation de ce qui est lâche, de ce qui est bas. Cette idéalisation amoureuse de la femme qui nous a donné des chefs d’œuvre n’est presque plus comprise aujourd’hui, J’entends dire par les uns qu’elle est fausse, qu’elle ne convient pas à notre condition terrestre; j’entends dire par les autres qu’en surexcitant l’imagination, elle exerce une action corruptrice. Je nie tout cela. Si on la rencontre très peu dans les livres, on la rencontre moins rarement dans la vie où elle ne manque pas d’aboutir parfois à des conclusions tout à fait régulières mais fort terrestres. Au lieu de corrompre elle préserve des corruptions. Je demande au poète qui viendra de remettre en honneur le grand amour, de rendre, dans le domaine de l’art, à l’idéalisation amoureuse le rôle qu’elle y a joué jadis et qu’elle joue encore dans la vie au profit de l’élément humain supérieur.
Voilà pour l’inspiration du poète futur. Parlons maintenant de la forme de sa poésie. Ira-t-il à l’école des classiques ou se passera-t-il du grec et du latin? S’il vient au monde dans un pays où il n’y ait plus de mots marquis ni de mots roturiers, y rétablira-t il l’ancien régime? L’abolira-t-il au contraire s’il vient au monde dans un pays où les poètes ne se contentent pas des mots nobles, vivants, et fouillent les tombeaux pour en tirer d’illustres momies de mots et les rajeunir par leur souffle? Son style sera-t-il simple ou y emploiera-t-il toutes les ressources d’un art raffiné? Se renfermerat-il dans les lois de la métrique traditionelle ou voudra-t-il en déchirer les mailles? Pour répondre à ces questions avec certitude il faudrait être prophète ou bien le grand poète méme dont il s’agit. Malheureusement je ne suis ni l’un ni l’autre. Il est pourtant possible de s’orienter un peu par ce que j’appellerai encore l’observation des étoiles. Si la poésie n’est qu’un amusement et un ornement, je ne vois pas la nécessité, quoi qu’en disent d’éminents penseurs, qu’elle soit comprise et goûtée par les foules, vu que les amusements et les ornements de cette catégorie-là ne sont recherchés que par les aristocratics; et il devient tout à fait naturel que les meilleurs poètes méprisent et fuient le vulgaire, comme Horace. Mais si la poésie est une étoile qui mène les hommes à Dieu, si celle est un instrument puissant au service des énergies progressives, il faut bien que le poète agisse sur un public large au possible, Cela étant, il devient facile de répondre d’une manière générale que le poète dont je parle n’adoptera pas un langage précieux, qu’en ayant une connaissance complète de sa langue depuis les moindres et plus obscurs mots techniques jusqu’aux mots plus riches de couleur, de passion, de pensée, depuis le dernier mot éclos dans les salons ou dans la rue jusqu’à son ancêtre couché dans la poussière des bibliothèques, il maniera ce matériel avec aisance, sachant demeurer à la portée de tout le monde sans s’interdire de placer de temps en temps un vieux mot savamment déterré. Les classiques lui seront familliers. Le seul poète véritablement grand qui les ait peu connus est Shakespeare. J’ose dire qu’on s’en aperçoit à l’absence, dans son œuvre, de ce que le Dante appela «lo fren dell’arte», la mesure. La poésie dont les racines atteignent secrètement ces couches profondes et riches a plus de chance de grandir dans le soleil. Les poètes faibles qui se sont nourris du grec et du latin n’ont pu les digérer et en ont pris des rides précoces, un air désagréable de pédanterie, le pas lourd et lent de la vieillesse; les robustes au contraire, tout en ne perdant rien de leur originalité, en ont gagné en force, en solidité, en grâce, et en ont pris un air de grands seigneurs que les écrivains dépourvus d’études classiques n’auront jamais.
C-est qu’il y a dans les œuvres des classiques un élément impérissable de beauté, une âme immortelle qu’il est difficile de saisir, car elle se cache derrière les mots, elle est dans la pensée qui a déterminé leur choix et leur disposition en vue de l’effet à produire sur les contemporains du poète. Ceux qui étudient les classiques sans le pouvoir d’apprendre à cette école comment il faut écrire pour ses contemporains, finissent par écrire... pour leurs ancêtres.
Quant à la technique du vers, je pense qu’elle a fait dans les derniers temps des progrès sensibles et que les poètes futurs pourront se servir d’un instrument perfectionné, Le mérite en revient en grande partie aux écoles mémes que leur adoration de la forme et leur recherche d’une musicalité suggestive a entrainées au delà du but, Des jeunes maîtres appartenant à ces écoles ou flottant entre elles, nous ont fait entendre de la poésie très finement ciselée, d’une rare fraîcheur, d’une fluidité délicieuse, d’une harmonie exquise. Ils ne sont pas des grands poètes, mais on pourrait les appeler des grands artistes. Leurs noms vivront par mainte œuvre charmante comme les noms de certains poètes délicats et voluptueux de l’Anthologie grecque dont ils rappellent la physionomie. Le maître qui viendra saura profiter de leur exemple, mais il donnera à sa pensée un contour plus ferme, son inspiration sera plus haute, plus mâle et plus vibrante. Il aura l’oreille assez fine pour saisir la voix des choses, mai elle saisira aussi la voix des âmes. Sa lyre aura des cordes pour l’imitation musicale de la Réalité; mais il aura, lui, l’émotion sincère qui donne naturellement à la parole une musicalité supérieure. car ce mouvement passionné de l’âme que la parole ne peut fixer en entier et qui surabonde, se transforme en vibrations musicales.
Je suis persuadé, du reste, que la musique incorporée à la poésie, la sonorité du vers, va évoluer dans le même sens que la musique instrumentale et vocale, dans un sens wagnérien. J’entends par là que les mélodies faciles et régulières vont disparaître de la métrique et surtout que les poètes futurs sauront s’affranchir de toute convention, que la musicalité de leur poésie sera plus logique, c’est-à-dire qu’un rapport étroit y sera visible entre le mouvement du rhythme et le mouvement de la pensée. Ceci exige du génie et une extrême violence de sentiment. J’ose prédire que le grand poète futur se fera reconnaître par cette œuvre de transformation et de libération.
Il étudiera toutes les sciences, pas autant qu’il serait nécessaire pour le faire progresser, mais autant qu’il suffit pour en connaître les plans. On croit cette tâche impossible; c’est, à mon avis, un préjugè. Un homme de génie pourra faire au xxe siècle le prodige que deux hommes de génie ont fait au xixe, Pour accomplir cette tâche immense, il a fallu à Herbert Spencer et à Rosmini un puissance unique d’assimilation et une très rare agilité d’esprit. Ce sont là des qualités qui tiennent intimement à la puissance et è l’agilità de l’immagination, c’est-à-dire à la faculté maîtresse du poète. On ne lit pas M. Spencer sans étre frappé de la richesse de son imagination. Par ce côtè il est grand poète, Le poète qui saura se rendre maître du savoir humain autant que lui, pourra s’imposer aux hommes, les contraindre à reconnaître que la poésie n’est pas un ornement d’élite, une volupté de l’esprit, mais qu’elle est une puissance destinée dans l’ordre divin des choses humaines à développer sur la terre l’intelligence et l’amour. Lorsque Littré nous parle de l’Inconnaissable, comme d’une mer qui roule des flots sans fin aux rivages où notre intelligence bornée est contrainte de s’arrêter faute de barque et de voile, lorsque Herbert Spencer en parle à peu près dans les mêmes termes pour en conclure que la religion commence où la science finit, ils ne se souviennent ni l’un ni l’autre que sur cette mer mystérieuse, franchie à tout moment par la Foi ailée, le sillon est encore visible d’un navire qui y passa jadis, toutes les voiles au vent, la voix plane encore du poète qui le gouvernait en chantant:
- L’acqua che fo prendo giammai mon si corse,
«Jamais les parages où j’entre n’ont vu de navire.» Maître de toute la science du moyen âge, Dante Alighieri a franchi les bornes du mystère avec une autorité que personne n’a jamais eue ni avant ni aprés lui, en dehors des hommes qui ont possédé le droit de parler au nom des Eglises. Cette autorité lui vient de sa doctrine immense autant que de son génie. Elle dure encore quoique le progrès intellectuel ait réduit presque à néant la valeur de la science du moyen âge. Aujourd’hui le poète qui aborderait les problèmes de l’Inconnaissable sans être ni un penseur ni un savant, ne saurait remporter, sur ce difficile terrain, de succès durable. Manzoni grandit toujours parce que, s’il n’a pas été un savant, il a été un penseur, un logicien de premier ordre. Hugo, un colosse, n’a pu se rendre utile au spiritualisme autant qu’il l’eût voulu parce qu’il n’a été assez ni l’un ni l’autre. Mon grand poète sera l’un et l’autre. Il s’élancera sur la mer inconnue, il verra les parages que personne n’a vus après le Dante, pas pour aller è la recherche d’un paradis revu et corrigé d’après les progrès de l’astronomie, mais pour y arborer son pavillon et prendre définitivement possession de cette mer au nom de la connaissance humaine dans son double élément d’intelligence et d’amour; parce que ce sera sa gloire comme penseur et comme poète de rendre évidente la fonction intellectuelle de l’amour qui est généralement méconnue.
Messager fidèle de l’esprit de vérité, il aura la haine du faux, il ne l’admettra jamais chez soi; s’il le trouvera blotti dans le moindre adjectif il l’en chassera sans pitié, mème au prix de l’élégance et de l’effet, il ne prêchera jamais sans être convaincu et les larmes des choses passeront par son cœur, couleront silencieusement sur ces joues, se feront rares avant qu’il les croie assez amères, assez brûlantes, asses vraies pour y tremper sa plume. Il ne se jetera pas dans la mèlée des partis politiques, mais aussi n’oubliera-t-il pas qu’il a charge d’âmes,
- Que la cause du Benu n’est jamais désertée
- Par le culte du Vrai pour le règne du Bien2,
comme dit un noble poète qui honore la France et après lequel je serais heureux de marcher pour la cause de la justice jusqu’ au point où malheureusement son chemin s’écarte du mien. Ceci revient à dire qu’en parlant des hommes et des choses humaines il ne se bornera pas à l’idéalisation du Passé. C’est l’erreur de Spencer d’avoir affirmé que le présent ne prête guère à l’idéalisation poètique, qu’il n’est point matière de poésie. Le grand poète spiritualiste de l’avenir saura saisir et arracher des pans d’histoire toute vivante, les couler en bronze, hommes et choses, pour le triomphe moral de la justice, si ce n’est auprès de contemporains, au moins auprès de la postérité.
Aura-t-il le courage de se mesurer avec l’épopée? Il ne manque pas d’indices que le roman, apres avoir pris des allures scientifiques, tourne au poème. L’œuvre d’un jeune et célèbre compatriote à moi dont j’admire sincèrement le grand talent malgré l’abîme qui sépare nos vues artistiques, philosophiques et morales, est peut-étre le plus important de ces indices. Si le roman tourne au poème, il n’y aura qu’un pas è faire pour que son langage devienne du chant. Pourquoi n’aurions-nous pas au xxe siècle, dans notre vieil Occident, un chef-d’œeuvre comme Thadée Sopliça? Nul doute qu’ une épopée moderne ne soit difficile è concevoir; d’ailleurs il n’y a pas d’arguments pour croire cette résurrection impossible. Je suis un admirateur de votre Mistral. Je ne m’attendais pas, en ouvrant Calendal, au charme, à l’intérêt que j’y aurais trouvés et c’est déjà une épopée par les proportions comme par la machine compliquée de surnaturel. Avouez que si demain un grand penseur jouissant d’une renommée universelle annonçait qu’il va publier une composition poétique grandiose dont le sujet embrasserait le monde visible et le monde invisible, la terre et le ciel, vous n’oseriez affirmer d’avance que cette composition serait ennuyeuse ou ridicule.
Du reste, quelle que soit la forme de beauté qu’il lui plaira d’animer de son souffle, poème lyrique, poème dramatique, poème épique ou autre chose, qu’il vienne, ce divin inconnu! Qu’il vienne, quelle que soit sa patrie! Lorsque des explorateurs de nationalité différente mais également dévouts à la science se rencontrent sur les banquises polaires ou dans les régions inconnues de l’Afrique centrale, il n’y a de place dans leurs cœurs émus que pour le sentiment de la fraternité humaine et de la fraternité scientifique. Lorque les représentants de toutes les religions du monde se rencontrérent pour rendre hommage dans une réunion pacifique à l’universelle paternité de Dieu, ils ne se souvinrent de leur patries différentes que pour se réjouir d’être frères. Tout ce qui nous élève nous donne une vision de plus en plus large de la planète et amoindrit de plus en plus à nos yeux les montagnes et les rivières qui servent de retranchements aux nations. Ce qui est vrai pour la science et pour la religion l’est aussi pour la poésie. Nous aimerons passionnément le poète qui nous ravira, qui nous emportera sur ses ailes, nous nous sentirons frères par lui et avec lui.
La lieu de sa naissance nous sera presque aussi indifférent que le lieu de naissance de la femme inconnue dont le premier regard nous à éblouis par la vision soudaine d’une destinée d’amour. Nous ne lui demanderons ni d’où il vient ni où il va, nous nous abandonnerons à lui comme il nous arrive parfois de nous abandonner à quelque musique profonde, avec la sensation vague d’ètre emportés vers une patrie idéale. En effet, il nous emportera vers la floraison magnifique d’intelligence et d’amour que Dieu prépare dans la race humaine par la coopération des siens et dont il accorde de temps en temps la vision fugitive même à d’humbles ouvriers tels que moi, afin qu’ils ne descendent pas au tombeau sans quelque récompense de leur obscur travail, sans un sourire de confiant espoir.